Histoire du Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant : 1900-1920 (II/II)

Commission et enquêtes : un nouveau terrain

Marie Fuster lance les premiers questionnaires, sur l’exemple de la Child Studies, entre les membres de la Société, la revue présentant les réponses : sur le sentiment de colère des enfants, à propos des enfants indisciplinés et rebelles, et sur les altérations volontaires et involontaires de la vérité.

Nous avons établi¹ les Thema des Commissions de la Société dont le Bulletin est nourri dans cette première période 1900-1920.

Les résultats des enquêtes sur la morale commencent à paraître, et le principe de lancer des enquêtes dans les écoles va nourrir la revue².

Les résultats présentés sur le mensonge, par Guillaume Léonce Duprat (1872-1956), et sur les enfants grondés par Maurice Kuhn (1877-1963), qui dirigea durant trente ans le Journal des Instituteurs et des Institutrices, prouvent le lien du Bulletin avec l’Inspection de l’enseignement primaire. Paulin Malapert (1862-1937), professeur de philosophie, publie trois articles dans le Bulletin assurant ainsi le lien entre les différentes revues (L’Année psychologique, le Manuel général de l’instruction primaire, la Revue internationale de l’enseignement, et la Revue pédagogique). Julien Boitel, agrégé de l’Université, directeur de l’École J.-B.-Say, membre du conseil supérieur de l’Instruction publique, ancien instituteur à Paris, participe non seulement aux travaux sur l’émulation mais au fonctionnement de la Société dont le Bulletin rend compte de manière très précise, comme le fait également Louis Roussel.

Roger Cousinet (1881-1972), analyse le renversement des relations élèves / maîtres en s’inspirant des méthodes éducatives américaines et des techniques de self goverment. La conférence de James Mark Baldwin (1861-1934), rapportée dans le Bulletin, porte justement sur ce thème en 1918. Les psychopédagogues belges Mlle Jozefa Joteyko (1866-1928), MM. Arthur Nyns³ (1860-1940) et Ovide Decroly (1871-1932), sont présentés par la revue en 1914. L’influence internationale se poursuit avec des articles de Tobie Jonckeere (1878-1958) – notamment sur la vocation des instituteurs, des échanges avec Hall Granville Stanley (1844-1924), ou bien encore les travaux de Joseph Boyer (?-?) sur un comparatisme international des psychologies de l’éducation. Michel Huteau a démontré cet échange avec les États-Unis notamment sur l’échelle métrique⁴.

Des anormaux aux cancres

L’apport de Théodore Simon (1873-1961), collaborateur et successeur d’Alfred Binet, est de 85 articles entre 1901 et 1920. Sa première contribution s’inscrit dans le débat sur la classification des anormaux, comme Michel Foucault l’a établi, et notamment, précise Alexandre Klein⁵, sur le lien entre le physique et le mental⁶, avec « le développement du corps et de la tête chez les enfants anormaux », anticipant en 1901 le livre qu’il publiera en 1907 sur les enfants anormaux⁷ après les travaux de la commission Bourgeois⁸. Contre la céphalométrie scolaire⁹, comme l’atteste l’article très complet de L. Gruyelle auquel Binet répond dans l’Année psychologique, Binet et Simon vont dénaturaliser l’anormalité jusqu’ à fonder, pour Binet, une psychologie des cancres[27] selon ses notes manuscrites retrouvées¹⁰.

La contribution de Gustave Baguer (1858-1919) et Émile Grosselin (1826-1911) avec Binet sur les « sourds et muets » est importante pour sortir ces enfants de l’anormalité par des méthodes spécifiques, comme le précise dans son étude très exhaustive Yves Bernard : « Depuis 1893, Gustave Baguer, instituteur qui s’était dévoué pour la cause des enfants arriérés, dirigeait l’Institut d’Asnières, subventionné par le département de la Seine, où il dispensait une pédagogie adaptée aux enfants anormaux (débiles de l’intelligence et de la volonté), instables ou sourds. Il poursuivait ainsi les missions de la Société pour l’instruction et la protection des enfants sourds-muets ou arriérés que Augustin Grosselin avait fondée en 1866, société d’enseignement simultané réunissant les sourds aux entendants, par l’entremise d’un alphabet phonomimique de 32 gestes restituant les phonèmes par analogie (le vent pour V, un serpent pour S)¹¹».

Dans ce contexte Léon Bourgeois (1851-1925) avait créé, par un arrêté de Joseph Chaumié (1849-1919), ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, le 4 octobre 1904 une commission, dite Bourgeois, chargée d’étudier les conditions de l’enseignement primaire obligatoire des enfants anormaux des deux sexes (aveugles, sourds-muets, arriérés, etc.). M. Marcel Charlot ( ?-1914), inspecteur général de l’Instruction publique, publie un rapport diffusé avec l’arrêté instituant la Commission dès 1904 et édité en 1906 dans une étude intitulée L’éducation des enfants anormaux un certain nombre de questions qui devront être résolues par la commission : “ À quelles méthodes s’arrêtera-il ? Quelles classifications établira-t-il entre les anormaux éducables ? Quel type d’établissement leur destinera-t-on ? Comment recrutera-t-il et formera-t-il les personnels enseignants¹²?”

Les résultats présentés par Alfred Binet, secrétaire-rapporteur, sous le titre Rapport au nom de la Sous-commission chargée d’étudier les solutions à proposer en faveur des arriérés et des instables proposent trois types principaux d’écoles : les Classes spéciales annexées au Écoles ordinaires de normaux ayant un personnel commun…, les Écoles autonomes à une ou plusieurs classes avec externat ou demi-pension ; les Écoles autonomes avec internat. “ L’élimination d’un enfant de l’école ordinaire et son admissibilité dans une École de perfectionnement seront prononcées par une Commission composée d’un inspecteur primaire, d’un médecin et d’un directeur d’École spéciale qui procéderont à l’examen médical et pédagogique de chaque enfant, sur la demande des familles, des instituteurs, des inspecteurs ou médecins d’Asile d’École¹³”. La lecture et l’écriture, la graphologie des « anormaux » sont un thème majeur pour le Bulletin ((Nicolas S., Andrieu B., Sanitiodso R.B., Vincent R., Muirray D.J., “Alfred Binet and Crépieux-Jamin: Can intelligence be measured scientifically by graphology ?“, L’Année psychologique, 2015, 1, 115, 3-52.)) devenant un moyen de repérage des déficiences. Les travaux de Joseph Boyer portent justement sur les critères de l’idiotie. La question de l’hygiène est présente dans l’apport d’Augusta Mool-Weiss (1863-1946) notamment sur le lien innovant en 1908 entre alimentation et développement psychique. Notons aussi l’incroyable recherche sur le lien entre l’expression des mains et l’intelligence des enfants rapporté dans l’article de Madame Mosès (?- ?).

L’apport de Binet à la revue

Nous avons déjà établi l’apport de Binet entre 1900-1911 (date de sa mort) et ses thèmes de recherche¹ : le Bulletin dans cette période est riche de ses intérêts psychopédagogiques, comme s’il avait distingué les articles scientifiques publiés dans l’Année psychologique qu’il dirige de ceux du Bulletin qui contiennent plus d’applications et de terrains pédagogiques.

Depuis ses travaux sur la perception extérieure¹⁴ à la genèse des types mentaux¹⁵ son projet d’une psychologie synthétique¹⁶ qui prendrait en compte tous les aspects du cerveau-corps-esprit¹⁷ trouve dans le Bulletin un moyen d’illustrer les travaux de psychologie plus fondamentaux qui ont lieu sur le terrain et dans les écoles.

Alfred Binet donne dans le Bulletin de la Société libre pour la psychologie de l’enfant une orientation très psychopédagogique à l’exposition de ses recherches en publiant et en discutant les travaux des différentes commissions et en prenant position sur les différents thèmes.

En comparant ces thema aux travaux entre 1900 et 1911 et aux 91 articles publiés par Alfred Binet dans le Bulletin dans le même temps, on constate qu’il publie de moins en moins des articles psychologiques en doublon avec l’Année psychologique et qu’il accorde de plus en plus d’importance aux questions éducatives et pédagogiques (Voir le Pic Théma d’Alfred Binet dans le Bulletin).

Après Binet Le Bulletin évolue

Le Bulletin du 16 novembre 1911 annonce la mort prématurée d’Alfred Binet à 54 ans. Théodore Simon voudrait alors poursuivre selon les quatre axes engagés : 1. Les enfants anormaux ; 2. La pédagogie expérimentale ; 3. L’état physiologique des enfants ; 4. L’état psychologique de l’enfant normal. Le Bulletin poursuit le travail des commissions avec les résultats des enquêtes et du terrain des écoles. Le lien avec l’Année psychologique est perdu ainsi que les études strictement scientifiques. Ainsi Madeleine Rémy¹⁸ (1882-1955) va poursuivre entre 1915 et 1920 les contributions sur la pédagogie de la lecture, de l’orthographe et le mémoire en mettant l’accent sur la différence des sexes. L’article de Belot en 1918 interroge justement la place des institutrices dans les écoles de garçons.

Cela donne la possibilité au Bulletin de devenir davantage éducatif et pédagogique. Les deux articles de Jean Piaget (1896-1980) en 1920 sur la psychanalyse et la pédagogie (1re partie) et La psychanalyse dans ses rapports avec la psychologie de l’enfant (suite et fin) témoignent d’une visite du psychologie suisse à Théodore Simon suivie de cette contribution innovante.

Les numéros sont ensuite très amaigris, présentant beaucoup de comptes rendus de livres et quelques articles seulement de Vaney, Rémy, Simon. Entre 1914 et 1918, la guerre occupe autant les esprits que les corps, comme en témoigne l’allocution de Husson en 1915. Pourtant une enquête sur la perception de la guerre par les enfants est lancée selon le modèle des enquêtes américaines.

Conclusion

Ainsi percer Binet par Persée, c’est derrière l’arbre découvrir une forêt entraperçue par les recherches en histoire et science de l’éducation mais qui reste à explorer plus systématiquement pour comprendre, comme le font Bérangère Kolly et Patricia Legris¹⁹, les relations et les oppositions entre les idées, si riches pour la diversité de la recherche, comme Xavier Riondet et Henri Louis Go s’y attachent également²⁰. Restent à explorer les autres années à partir des années 30, ce à quoi Persée et nos partenaires vont s’employer.

L’image mise-en-avant est un portrait d’Alfred Binet que l’on peut retrouver ici dans la banque d’images en ligne de la BIU Santé Médecine.

1. Bernard Andrieu, « Comment constituer Alfred Binet en archives ? », Recherches & éducations, 5 | octobre 2011. [↩] [↩]
2. Voir Élisabeth Chapuis, “Les enquêtes de psychologie de l’enfant, une industrie“, Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2004, n° 22(1), 77-94. [↩]
3. Voir la note 10 de Jean Houssiau, Christian Vreugde, « L’instruction publique sous l’occupation durant la Première Guerre mondiale. Les procès-verbaux des conférences mensuelles de l’École n° 10 à Bruxelles (1914-1917) », Bulletin de la Commission royale d’histoire. Académie royale de Belgique, Tome 184. [↩]
4. Michel Huteau, “L’étude de l’intelligence : nouveauté et portée de l’œuvre d’Alfred Binet“, Bulletin de psychologie, 4, 2007, 257-370. [↩]
5. Alexandre Klein, « Méthodes nouvelles pour diagnostiquer l’idiotie, l’imbécillité et la débilité mentale », Bibnum, Sciences humaines et sociales, 2016. [↩]
6. Bernard Andrieu B., 1997, “ Cerveau X et la psychologie négative d’A. Binet ”, Cahiers Binet-Simon, n°1, p. 83-102. [↩]
7. Binet A., Simon Th., 1907, Les enfants anormaux, Réédition de B. Andrieu, S. Nicolas, Paris, L’Harmattan, 2008. [↩]
8. Andrieu B., 2007, « La commission Bourgeois : l’invention des enfants anormaux », Introduction à A. Binet, Th ; Simon, Les enfants anormaux, op.cit. [↩]
9. Andrieu B., “Céphalométrie scolaire et intelligence inégale : la mesure des têtes un échec à l’origine de l’échelle métrique”, dans La mesure de l’intelligence. Centenaire du test Binet-Simon, Paris, Ed. L’Harmattan, 2005, p. 157-174. [↩]
10. Andrieu B., « Psychologie des cancres : Une archive inédite d’Alfred Binet », Recherches & éducations, 8 | Juin 2013. [↩]
11. Yves Bernard, “Quelques traits de la pédagogie curative de l’enfant sourd. Une approche des problématiques de l’Antiquité au début du XX^e siècle“, Medica. [↩]
12. Monique Vial et Marie-Anne Hugon, La commission Bourgeois (1904-1905), ed. CTNERHI, 1998, p. 33. [↩]
13. Op. cit., p. 261. [↩]
14. Andrieu B., “Alfred Binet et la perception”, dans Alfred Binet La perception extérieure, Ed Interuniversitaires, 1997, p. XIII-XLVI. Andrieu B., “ Un texte inédit d’Alfred Binet ”, L’Année psychologique, 1997, n° 97, 341-344. [↩]
15. Andrieu B., “Genèse des types mentaux : des notes des tests familiaux d’Alfred Binet à L’étude expérimentale de l’intelligence”, L’Année psychologique, 2011, 2, 111, p. 509-532. [↩]
16. Andrieu B., Binet en mouvement : vers une psychologie synthétique, Introduction, Tome I, volume 1 des Oeuvres Complètes d’Alfred Binet Alfred Binet (1857-1911), sa vie son œuvre, Euredit, 2001, p. 29-119. [↩]
17. Andrieu B., “Cerveau X et la psychologie négative d’A. Binet”,op. cit. [↩]
18. Voir Régis Ouvrier-Bonnaz, « Le laboratoire de pédagogie de la Grange-aux-Belles : préoccupation sociale et question scientifique chez Alfred Binet », Recherches & éducations, 2011, n° 5, pp. 131-147. [↩]
19. Bérengère Kolly et Patricia Legris, « L’éducation et l’accueil du jeune enfant, un champ inexploré », Recherches & éducations, Hors-série 1 | 2023. [↩]
20. Henri Louis Go et Xavier Riondet, « La machine Freinet et l’éducation de l’enfance prolétarienne », Recherches & éducations, 22 | 2021. [↩]