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Le portrait des statues, le statut des portraits : Le Triomphe de La Mort

Le Triomphe de la Mort, École Française du XVIe siècle, Musée d’Histoire de la Médecine, Université Paris Cité.©

En 1937, le Musée d’Histoire de la Médecine faisait l’acquisition d’un tableau de la Renaissance illustrant de manière allégorique les ravages provoqués par les épidémies de Peste ayant dévasté l’Europe du XIVe au XVIe siècle. Alors que le COVID commence à s’éloigner de nos contrées, les personnages de ce tableau tentent, à l’occasion de la fête d’Halloween, de se faire entendre. Grâce à cette discussion fictive très animée entre la Mort et ses victimes, vous en apprendrez davantage sur le tableau ainsi que sur la représentation de la mort à la Renaissance.

La Mort

LA MORT (chantant, sur l’air de « La Mer » de Charles Trenet) : La Mort, / Qu’on voit danser / Sur son grand char austère…

LES CADAVRES ET VICTIMES (étalés devant son char) : Silence ! Respecte au moins le deuil de nos familles !

Les cadavres et victimes

LA MORT : Taisez-vous, victimes ! Laissez-moi triompher en paix avec ma figure de « peau sur les os » ! Voici revenu le temps de la Mort, comme l’illustrent dans le lointain les décombres de la ville en flammes, le temple dans l’ouragan et les arbres dans la tempête (visibles en arrière-plan du tableau) ! De tels cataclysmes annoncent déjà le dérèglement climatique !

LES CADAVRES ET VICTIMES : Justement, ce décor est dans un tel état qu’il porte presque à confusion : le visiteur n’identifie même plus cette ruine au fond à gauche ! La gravure de Philippe Galle, qui aurait fait une reproduction de ce tableau, est de ce point de vue beaucoup plus explicite ! Ici, on distingue à peine les quelques rescapés nus fuyant au loin ! Laisse au moins entendre leurs cris !

Gravure Le Triomphe de la Mort de Philippe Galle (1537-1612), conservée au Musée des Beaux-Arts de Rennes. Photo (C) MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Manuel Salingue.

LA MORT : Si l’on en croit la présentation de ces deux versions par le professeur Roger Saban, citée dans Le corps Mécène (“Les deux compositions sont de véritables copies l’une de l’autre, mais il est très difficile de dire quelle est celle qui a servi de modèle à l’autre” d’après Roger Saban, article “Les triomphes de la Mort” cité dans Marc Fumaroli et Marie-Véronique Clin, Le corps mécène, Association des Amis du Musée d’Histoire de la Médecine La Compagnie d’Hauteville, Paris, 2005.), on ne sait pas, entre la gravure et le tableau, laquelle est la plus ancienne ! Quant à vos rescapés, ils jouent avec le feu justement : ils sont tournés vers la ville et le monstre qui s’y est installé ! (Reprenant sa chanson) Ses taureaux la tirant, / La Mort / Cadavres gisant / Sans la vie…

Un membre du clergé

UN MEMBRE DU CLERGÉ (à gauche du pape, au premier plan, devant le char) : En général, les gravures n’étaient que la reproduction, la copie d’un tableau existant, comme les cartes postales et les photographies de nos contemporains ! N’importe quel visiteur connaissant un peu l’histoire de l’art te le dira !

LA MORT : Eh bien justement, mettons en valeur notre version couleur anonyme ! Cet auteur nous a rattachés à Maarten Jacobs van Heemskerck, d’autres à Antoine Caron1, ceux qui nous ont acquis dans ce musée au maniériste Giulio Romano, en nous enfermant dans ce cadre du XIXe qui n’a rien à voir avec la Renaissance mais qui porte son nom… Arrêtez de divaguer là-dessus et laissez-moi en profiter ! La fête de la Mort n’a lieu qu’une fois par an (et encore, de nos jours, on remplace nos figures en squelettes par des citrouilles pour ne pas effrayer les enfants) !

Le petit garçon

LE PETIT GARÇON (en bas à gauche du char) : Tais-toi, vilaine ! Moi, je suis bien vivant et je n’ai pas peur ! Je n’ai pas besoin d’une citrouille ! Ni ton crâne ni ceux qui décorent l’avant de ton char et ses roues, ni les fémurs qui remplacent les rayons de ces roues ne m’effraient ! Laisse plutôt ces bœufs nous fournir du lait et de la viande, plutôt que des courges ! La population du XVIe siècle n’est peut-être pas aussi végétarienne que celle d’aujourd’hui qui cultive les courges !

LA MORT : Silence ou je te décapite d’un coup de faux ! Ça ne te suffit donc pas toutes ces victimes déjà présentes ? Ces mères et leurs enfants sous mon char ? Même les soldats ne m’ont pas résisté ! (Ma figure et celles des victimes de ce tableau ont d’ailleurs souvent été reprises au fil des siècles, des petites révoltes de campagnes jusqu’aux périodes de guerres et de déportations du XXe siècle en passant par la Révolution) ! J’ai juste épargné quelques figures cléricales pour qu’ils les pleurent, prennent conscience de leur impuissance et témoignent de ma victoire !

LE PETIT GARÇON : À quoi bon puisque nous serons tous morts, justement ?

LA MORT : Il y a toujours des rescapés ! Aucune des épidémies que j’ai provoquées depuis l’apparition de l’espèce humaine n’a suffi à vous éliminer, pas même la Peste Noire de 1348 ! Il faut toujours recommencer !

LE PETIT GARÇON : Et toutes ces ruines ? Et ces objets éparpillés sur le sol ?

LA MORT : Ça ne suffira pas à convaincre leurs descendants ! Une couronne par ci, une arme par là… Si un simple objet égaré suffisait à faire comprendre aux archéologues que leur propriétaire est mort d’une épidémie, ça se saurait ! Quand le site n’est pas assez parlant, comme à Pompéi, il faut des gravures, des tableaux et des écrits pour témoigner de la catastrophe !

La victime tenant un livre

LA VICTIME TENANT UN LIVRE (en bas, à droite du petit garçon) : Eh bien, nous en avons déjà, un témoignage ! Bien meilleur que ta chanson idiote ! Les six Triomphes du poète humaniste Pétrarque dont se sont inspirés le graveur et notre peintre sont de bien meilleure qualité ! Les Triomphes de Pétrarque sont le récit en poésie d’un rêve, dans lequel l’auteur décrit successivement plusieurs situations louables : la Mort mais aussi l’Amour, la Chasteté, la Renommée, le…

Gravure Le Triomphe de l’Amour de Philippe Galle, Musée des Beaux-Arts de Rennes. Photo (C) MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Manuel Salingue

LA MORT : Ce n’est pas suffisant ! L’écrit est certes indispensable mais pas universel ! Il faut toujours y ajouter de l’oral ! En plus, les œuvres de Pétrarque sont en latin ! Qui parle encore le latin ?

LA VICTIME TENANT UN LIVRE : Non, justement ! Les Triomphes de Pétrarque ont été composés en italien, afin d’être compris par tous !

LA MORT : Pouah ! Une langue vivante !

LE PETIT GARÇON : Si tu veux parler aux visiteurs actuels, envoie plutôt ton monstre sur une application Smartphone, cela leur plaira plus que ton chant démodé, ou compose un air de rap !

LA MORT : Au contraire, je veux leur faire peur, pas les attirer avec un jeu vidéo !

LA VICTIME TENANT UN LIVRE : L’image et l’écrit sont éternels, même sous forme de fichiers informatiques ! Les Humains d’aujourd’hui peuvent toujours lire les Triomphes de Pétrarque et admirer toutes les créations qui les illustrent ! D’ailleurs, les images de ce tableau s’éloignent peut-être un peu trop des écrits de l’auteur : sa bien-aimée défunte, à laquelle il fait illusion pour lui rendre hommage, n’y apparaît même pas mais on voit des crânes et des cadavres d’hommes partout ! Que fais-tu de l’égalité Homme / Femme ?

LA MORT : La parité n’était pas encore dans les mœurs à l’époque ! Quant aux symboles et à cette composition du tableau, plaignez-vous à notre peintre (si vous le retrouvez) ou à Philippe Galle ! Ses gravures qui reprennent les six Triomphes de Pétrarque sont toutes construites de la même façon : un véhicule tiré par des bêtes symboliques et conduit par une figure allégorique, une foule l’entourant, un arrière-plan avec des collines, une ville et un temple…

Triomphes de la Chasteté, de la Renommée et du Temps de Philippe Galle, Musée des Beaux-Arts de Rennes. Photo (C) MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Manuel Salingue

LA VICTIME TENANT UN LIVRE : C’est un peu monotone d’ailleurs, d’autres sont plus parlant et plus créatifs ! Regarde le Triomphe de la Mort peint par Andrea Orcagna au XIVe siècle : il est bien plus lumineux que notre tableau, simple coloriage grand format de la gravure de Philippe Galle !

Le Triomphe de la Mort d’Andrea Orcagna, fresque du cloître du Campo-Santo de Pise.Fragments.
Provenance : paroi droite de la basilique de Santa Croce.
Conservé par le Musée de l’Oeuvre de Santa Croce, Grand Réfectoire. RMN : (C) Archives Alinari, Florence, Dist. GrandPalaisRmn / Raffaello Bencini

LA MORT : Trop lumineux justement, beaucoup trop lumineux pour témoigner d’un deuil ! On dirait qu’ils célèbrent ces défunts comme on fêterait un anniversaire ou un mariage !

Le Pape

LE PAPE : On peut tout à fait rester sobre sans sombrer dans des figures d’apocalypse ! Regarde le vitrail de l’église d’Ervy-le-Châtel dans l’Aube, il reprend une par une les figures de chaque Triomphe d’une manière tout à fait raisonnable et louable.

Vitrail de l’église d’Evry-le-Châtel illustrant les Triomphes de Pétrarque, vue d’ensemble et représentation du Triomphe de la Mort. (Photographies par Denis Krieger ©)

LA MORT : Justement ! Ce vitrail met tous les Triomphes sur un même pied d’égalité ! Mon squelette y est noyé parmi huit autres figures bienveillantes ! Aujourd’hui, c’est le triomphe de la Mort !!! En plus, il s’agit d’un vitrail d’église ! Qui regarde encore ces vitraux ?

LE PETIT GARÇON : On peut tout de même rester plus joyeux ! Regarde la tapisserie Les Triomphes d’Amour, de Chasteté et de Mort de Francesco di Stefano Pesellino au musée Isabella Stewart Gardner ou encore les illustrations d’ouvrages…

LA MORT : Surtout pas les ouvrages ! Les illustrations de livres sont parfois ce qu’il y a de pire !

LE PETIT GARÇON : Mais qu’as-tu donc, à la fin, à t’acharner ainsi à vouloir nous faire peur ?

LE PAPE : C’est de la jalousie, mon enfant. Les illustrations les plus parlantes du dernier des Triomphes de Pétrarque, celles de la fin du livre, sont encore plus compréhensibles que notre tableau ! Après le Triomphe de la Mort à la Toussaint, viendra, comme l’a dit l’auteur, celui de l’Éternité…

Pétrarque, Les Triomphes, traduction rouennaise anonyme, avec le commentaire de Bernardo Lapini, 1505. Maître des Triomphes de Pétrarque, enlumineur. Serpin, Jean, enlumineur. Folio 348v et 349r. Gallica (BnF).

LA MORT : Silence !

=> Pour aller plus loin, on pourra entre autres consulter :

Sur la thématique de la Mort dans l’Art :

Dubus, Pascale. L’art et la mort, CNRS Éditions, 2006

Sur le graveur Philippe Galle :

Biographie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Galle

Gravures des Triomphes : https://collections.mba.rennes.fr/recherche/triomphe?created=%5B100000015010000000+TO+100000016010000000%5D&auteurs_ac=GALLE+Philip+-+1537+-+Haarlem+-+1612+-+Anvers

Œuvres : https://art.rmngp.fr/en/library/artworks?authors=Philipp%20Galle

Sur Pétrarque :

et https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9trarque

  • Traductions des Triomphes :

Par Simon Bougouyn, XVIe siècle : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000791x/#

Par Jean-Yves Masson, 1999 : https://po-et-sie.fr/texte/triomphes/

Par Francisque Reynard, 1883 : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Triomphes_sur_la_vie_et_la_mort_de_Madame_Laure

  • Présentation des Triomphes et du vitrail d’Ervy-le-Châtel : voir “Les triomphes” de Pétrarque : illustrés par le vitrail de l’Aube au XVIe siècle… / préface de Jean-Yves Masson ; direction scientifique de l’iconographie et introduction de Flavie Vincent-Petit ; introduction et commentaires des œuvres de Paule Amblard ; photographies de Christophe Deschane, Paris, Éditions Diane de Selliers, 2018

L’image mise-en-avant du billet provient du tableau Le Triomphe de la Mort, École Française du XVIe siècle, Musée d’Histoire de la Médecine, Université Paris Cité.©.

  1. Cf. art. « Le Triomphe de la Mort » in Première idée : Musée des Beaux-Arts de Rennes, 12 juin-14 septembre 1987, Rennes, 1987, p. 82. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Séverine Tillequin (20 octobre 2024). Le portrait des statues, le statut des portraits : Le Triomphe de La Mort. Panacée. Consulté le 17 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12lpe


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