Séquence interview : Anne Nardin et Ariane Dahan évoquent l’exposition « Tous idiots ? mais encore… »

Le musée Maison John et Eugénie Bost (Laforce, Dordogne) présente actuellement une exposition intitulée « Tous idiots ? mais encore… », proposée par Anne Nardin, ancienne directrice du musée de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, conservatrice en chef honoraire et Ariane Dahan, directrice du musée Maison John et Eugénie Bost. Elles ont accepté de répondre à nos questions, notamment sur les parallèles que l’on peut établir entre cette exposition et celle qui va débuter au Musée d’Histoire de la Médecine (Paris) sur « l’enfance aliénée sous l’œil du Docteur Bourneville ».

 

Affiche de l’exposition. © Musée Bost.

 

Agnès Sandras (A.S.) : Vous êtes commissaires d’une exposition intitulée « Tous idiots ? mais encore… ». Pourquoi ce titre étrange, d’où vous en est venue l’idée ?

Anne Nardin (A.N.) : Nous sommes parties d’un constat, celui de l’usage devenu inflationniste de ces termes : « idiot », « imbécile », « crétin », employés pour qualifier tous types de situations, faits, propos, individus, dès lors qu’ils s’écartent un tant soit peu des attendus de l’ordre rationnel. Banals et indolores, ces termes sont aujourd’hui largement déconnectés des réalités souvent tragiques qu’ils désignaient jusqu’au XIX^e siècle, à propos des individus atteints de retards mentaux, plus ou moins profonds. Ostracisées, ces personnes perçues comme asociales provoquaient le malaise voire l’effroi. Et la révélation d’un enfant atteint d’idiotie au sein d’une “bonne” famille pouvait ruiner un projet de mariage, par crainte des conséquences sur la descendance.

Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que l’usage illimité de ces trois mots, à propos de tout et de tous : comme l’indice d’un passé oublié, enseveli.

Le choix du titre pose ainsi une interrogation à partir de l’ordinaire de nos représentations contemporaines, suggérant “d’aller y voir” et de revisiter le chemin parcouru.

Il est aussi en phase avec le musée John Bost, musée d’histoire et de société, dont les activités s’offrent comme un trait d’union entre les acteurs de la Fondation John Bost, professionnels et patients, et la société, avec l’accueil de tous les visiteurs du musée.

 

Ariane Dahan (A.D.) : L’idée de proposer une exposition sur l’idiotie n’est pas banale ! Elle germait depuis quelques temps. Le musée Maison John et Eugénie Bost raconte l’histoire d’une institution née dans un village de Dordogne en 1848, accueillant des personnes en situation de handicap. Les Asiles de Laforce (devenus la Fondation John Bost – institution sanitaire et médico-sociale) – appelés ainsi par son fondateur – reçoivent dans un premier temps des jeunes filles orphelines ou en danger moral. Ils vont se développer avec l’arrivée de deux jeunes idiotes, Louison et Emma, confiées au pasteur John Bost (1817-1881). Elles sont différentes et personne, dans leur entourage n’est en mesure de les garder. Idiotes ! Ce terme, terrible au milieu du XIX^e siècle, suffit-il à empêcher qu’on s’occupe d’elles ? Derrière ce mot anodin entré dans le langage courant, on saisit une histoire scientifique, médicale, on découvre surtout des histoires humaines. Derrière ce mot, derrière cette étiquette, il y a beaucoup de choses à découvrir, à comprendre.

 

A.S. : Dans cette exposition, vous mettez en parallèle les soins mis en place par Édouard Séguin (1812-1880) et Désiré Magloire Bourneville (1840-1909) à Paris et l’action de John Bost en Dordogne. Quels sont leurs points communs et leurs différences ?

A.N. : L’exposition retrace l’histoire de la prise en charge de ces déficiences mentales, depuis le choix, à la fin du XVIII^e siècle, de remettre ces personnes entre les mains des médecins aliénistes – longtemps perplexes et démunis – jusqu’à l’élaboration d’une réponse institutionnelle spécifique, complète et prospective, celle mise sur pied à l’hospice de Bicêtre par le Dr Bourneville à la fin du XIX^e siècle. La mission qu’il s’est donnée ne visait rien moins que la réinsertion sociale de ces jeunes adultes, après des années passées au sein de son Asile-École (nom qu’il donnait aussi à la section des enfants de Bicêtre) à suivre le long programme d’éducation « médico-pédagogique ». Et en effet, le programme de Bourneville est tout entier nourri des travaux et des expériences d’Édouard Séguin, restés à l’état d’ébauche entre 1839 et 1843 dans le contexte de l’Assistance Publique. Les résultats de l’Asile-École viennent ainsi démentir des décennies d’errances, de balbutiements, voire d’inerties institutionnelles – Esquirol ayant conclu en 1838 que l’idiotie était un mal incurable.

La confrontation de cette histoire parisienne et de l’aventure bostienne peut sembler presque incongrue, car tout semble au départ les opposer. La première se confond avec celle de la médecine conçue désormais comme une science, fondée sur une recherche médicale qui satisfait aux critères académiques. La seconde procède d’une démarche charitable, où la médecine n’a pas sa place. L’une est placée dans la lumière – Paris, capitale de la médecine savante, concentre les institutions-phares et les sommités – et rassemble des centaines de cas ; l’autre est confidentielle, quasi inconnue en dehors du cercle des donateurs – tous protestants – et ne touche qu’une poignée d’enfants. Pour résumer : d’un côté, des institutions dédiées à la science, de l’autre, un petit établissement animé par la « bonne volonté », soit un empirisme qui se heurte à tous les imprévus de la vie quotidienne.

L’aventure parisienne et celle des asiles de John Bost sont de facto longtemps restées étrangères l’une à l’autre. Une même inspiration les fait cependant se rejoindre, dans leur intention : celle de préserver ces enfants de la violence du monde extérieur, autrement dit d’actes d’exploitation ou de brutalité. Puis, lentement, une intuition se fait jour à Paris comme à Laforce, chez ceux qui prennent le temps d’observer ces enfants profondément arriérés, celle d’une amélioration possible de leur état, à partir de l’hypothèse d’une disposition sans doute profondément enfouie mais à réveiller, qui pourrait contredire la fatalité de l’état d’idiotie. Pour autant, les voies empruntées pour s’aventurer dans la psyché des idiots – peut-être un abîme ?… – seront très différentes. Mais dans les deux cas, parmi les acteurs de ces deux aventures et en dépit des obstacles, l’intuition que la douceur et la patience sont de meilleurs guides fait son chemin, à rebours de la force ou de la contrainte.

Vus de plus près, leurs itinéraires et les résultats qu’ils engrangent sont décalés dans le temps : à Paris, les services qui accueillent des idiots ont déjà près de cinquante ans d’âge lorsque l’asile Bost ouvre successivement deux bâtiments pour les idiots (en 1855 pour les filles, puis en 1858 pour les garçons). Mais à Paris, l’équation est terrible entre les moyens disponibles et le volume des populations accueillies (les idiots étant mélangés avec les fous et les épileptiques), auxquels s’ajoutent les priorités de la recherche et les perspectives de leur valorisation, sans oublier la hiérarchie des prises en charge aux yeux de la direction générale de l’Assistance Publique qui rend des comptes à la municipalité parisienne. Les idiots, considérés par les instances comme des « non-valeurs sociales », sont relégués à la marge de la grande institution hospitalière. Séguin pointe d’ailleurs avec sévérité, au sein de l’Assistance Publique, ce que l’état des idiots doit à l’inertie institutionnelle. Et pendant longtemps, les quelques « avantages » reconnus, à la suite de la mise en place des premières écoles au bénéfice des idiots et des imbéciles, à La Salpêtrière comme à Bicêtre, sont loin de pouvoir justifier un début de publicité.

En Dordogne, les résultats enregistrés au sein des asiles de Laforce dès les années 1860 encouragent le Conseil d’administration à les faire connaître au sein de l’exposition organisée au Pavillon de l’enfant, dans le cadre de l’Exposition universelle de Vienne de 1873 – la présentation de ces témoignages y sera récompensée d’une « médaille de mérite ». À une toute petite échelle et à partir d’un dispositif proche de la configuration familiale qui favorise la proximité et la disponibilité des personnels, les jeunes idiots parviennent à de modestes formes d’autonomie dans l’organisation de la vie quotidienne : repas, toilette et quelques activités manuelles et éducatives. Certes, ces résultats s’observent chez des enfants « susceptibles de développement intellectuel » – les plus lourdement atteints seront regroupés dans un bâtiment distinct, en 1878.

À Paris, il faudra encore attendre près de vingt ans pour que l’Administration concède des moyens (conséquents) pour la réalisation de l’ensemble conçu par Bourneville en 1883 : regroupant 15 bâtiments répartis sur 4 hectares et d’une capacité de près de 500 lits, il est structurellement organisé autour du programme éducatif et thérapeutique des idiots. Les résultats seront présentés au public des deux Expositions universelles de Paris (1889 et 1900) et largement récompensés.

En quelques années, à partir de son ouverture en 1884, la réalisation de Bicêtre devient alors la référence en France. Cette visibilité acquise nourrit les premiers échanges entre Laforce et l’Asile-École. Car désormais reconnus d’utilité publique, depuis 1877, les Asiles Bost ont franchi une nouvelle étape en nommant un médecin permanent, en 1884. Et ce dernier, le Dr Rolland, puis ses successeurs, sont impatients de nouer des contacts avec Bourneville, jusqu’à séjourner à l’Asile-École, en 1904, pour y recueillir de nouvelles idées et méthodes.

Au final et au-delà de quelques intuitions partagées, c’est une certaine façon de faire, ou d’essayer de faire, qui rapproche les deux institutions.

A.D. : Un pédagogue, un médecin, un pasteur. Trois fonctions, trois missions au service de l’humain. John Bost est un homme de foi. Pasteur de l’Église protestante, il a le souci de son prochain (au sens théologique) et la conviction que chaque personne, créature de Dieu doit être considérée avec dignité. Il a tout d’abord été touché par la situation de jeunes enfants, de jeunes filles, vivant dans la misère, parfois livrées à eux elles-mêmes. Il met tout en œuvre pour ouvrir une maison où elles trouveront un refuge, une famille. Elles reçoivent une éducation et une formation afin de trouver un emploi de service et de vivre dignement. Lorsqu’il recevra Louison, puis Emma, les deux idiotes, il acceptera de les prendre en charge car il est impensable de renvoyer ces enfants sans famille pour s’en occuper, sans lieu sûr pour les héberger. Dans un premier temps, il accueillera ces enfants chez lui. Il s’occupera avec compassion, patience et foi de leur éducation, alors que beaucoup pensaient que cela était peine perdue. D’ailleurs, il écrira plus tard que ce sont elles qui ont fait son éducation. Il a appris par elles. Deux ans plus tard, il avait récolté la somme nécessaire à l’achat d’une petite maison pour les loger. En 1855, un nouvel asile ouvrait ses portes aux idiotes, aux aveugles et aux paralytiques.

Par-là, il est proche du pédagogue Édouard Séguin pour qui l’individu doit être considéré dans sa globalité et qui voit en chacun des possibilités à mobiliser. L’aspect médical, l’étude des pathologies le préoccupent beaucoup moins.

 

A.S. : Dans l’exposition qui va ouvrir ses portes à Paris très prochainement, le rôle de la photographie est essentiel. Bourneville a utilisé la photographie comme trace médicale, élément d’observation, et pour documenter ses réalisations. En était-il de même à Laforce ?

A.D. : Absolument pas. Dans les archives, nous possédons quelques photos prises dans cette seconde moitié du XIX^e siècle. Mais ces photos n’ont aucune visée scientifique. Elles sont des souvenirs, des traces de cette vie dans les asiles. Il s’agit de photos de groupes, en extérieur, où se mêlent les personnes accueillies et celles qui les accompagnent. Les médecins du village passaient régulièrement et étaient appelés quand un pensionnaire était malade. John Bost se renseignait sur les traitements, avait quelques connaissances de ce qui se passait à Paris mais il en fait très rarement état.

A.N. : Peut-être faut-il néanmoins observer que Bourneville et ses équipes n’ont pas négligé d’enregistrer les événements récréatifs ou festifs organisés à Bicêtre ; le musée de l’AP-HP en conserve quelques témoignages. Au-delà de la dimension médicale, la photographie prend aussi sa part dans la diffusion de ces réjouissances ponctuelles, au service de la mémoire, autant que de la réputation de l’institution. Bourneville était un grand communicant… !

 

Photographie prise devant la maison de Béthesda, ouvert en novembre 1855 pour accueillir les « idiotes ».© Musée Bost.

 

A.S. : Vous soulignez le retentissement de la nosographie utilisée par les médecins du XIX^e siècle pour qualifier les enfants atteints de handicaps mentaux dans notre propre vocabulaire (idiot, imbécile, arriéré, crétin…). Comment expliquez-vous ce phénomène ?

A.N. : Cette perméabilité dans l’emploi du vocabulaire nous rappelle que, pendant longtemps, la médecine exploite des termes utilisés par tous. Rappelons-nous par exemple le cas des « fièvres » : la médecine qui se veut savante s’appliquera à accoler des mots destinés à les caractériser (tierce, quarte, nonane…). Dans le champ de l’idiotie, il en va toujours de même à la fin du XIX^e siècle, lorsque la recherche commence d’enregistrer quelques progrès dans l’identification des causes et par conséquent des formes de l’idiotie. Pour les distinguer, Bourneville, qui en rend compte, conserve le radical « idiotie » auquel il ajoute les termes qui en identifient l’étiologie ou la symptomatologie : idiotie microcéphalique, idiotie symptomatique des tumeurs de l’encéphale, idiotie symptomatique de cachexie pachydermique, etc. La dénomination reste descriptive, sans pouvoir décrypter davantage ; c’est aussi la conclusion de la thèse qu’un interne en médecine consacre, en 1881, à cette dernière forme d’idiotie : « [sa dénomination] rend bien compte des grands symptômes qui la constituent sans rien préjuger de sa nature sur laquelle il nous reste encore beaucoup à rechercher » (Dr Georges Ridel-Saillard, De la cachexie pachydermique (myxoedème des auteurs anglais)).

Ce n’est que bien plus tard au XX^e siècle, que les termes de crétin, imbécile et idiot seront remisés par les médecins au magasin des antiquités, comme relevant de la préhistoire de leur discipline. Au début du XX^e siècle, il sera question de « débilité mentale » (Alfred Binet, 1905), puis de « déficience mentale » (1960), enfin de « déficience intellectuelle » (2013, reconnue par le DSM5). Et pendant ce temps, les mots anciens poursuivent leur trajectoire, trouvant de nouveaux emplois dans le langage courant.

A.D. : Le sens premier de ces mots a été oublié au fil du temps. Ils sont passés dans le langage courant. Utiliser des noms de maladie mentale ou psychique, comme schizo ou mytho par exemple, pour se moquer ou pour insulter, est une pratique courante mais détestable. Cela révèle la méconnaissance de ces termes utilisés à tort ou à travers et surtout cela stigmatise encore plus les personnes qui souffrent de ces maladies.

 

A.S. Votre exposition dure déjà depuis plusieurs mois. Comment est-elle accueillie par le public ?

A.D. : L’accueil est très bon. Si le sujet peut surprendre, le public trouve un intérêt particulier à son contenu rendu accessible par la scénographie de François Payet. Toutefois, nous recevons principalement un public averti, confronté ou intéressé au handicap et la santé mentale.

Photographies de l’exposition en cours.© Musée Bost.

 

A.S. : L’actualité est riche autour de la perception du handicap mental, comme le montre par exemple le succès phénoménal du film « Un p’tit truc en plus ». Pensez-vous que nous vivons là un tournant majeur dans l’intégration à la société des personnes dites « idiotes »?

A.D. Non je ne pense pas qu’on puisse parler de tournant majeur. Je pense par contre que ce film est nécessaire et qu’il peut aider à faire évoluer le regard posé sur celui qui est différent, qui sort de ce qui est convenu. On peut parler d’autres initiatives, comme Les rencontres du Papotin (FranceTV), où une personnalité répond à des questions de journalistes non-professionnels porteurs du trouble du spectre autistique ou encore les Cafés Joyeux, qui emploient des personnes en situation de handicap et d’autres, inconnues du grand public.

Toute sensibilisation au handicap est importante. Je pense aussi au Duoday qui se déroule au mois de novembre. Il s’agit d’une journée nationale qui favorise la rencontre entre les employeurs et les personnes en situation de handicap, permettant une immersion professionnelle. Belle initiative. Mais que se passe-t-il après ? Est-ce que on va prendre des nouvelles de ces personnes ? Est-ce qu’on lui proposera de se joindre à l’équipe pour partager un verre à la sortie du bureau ? Elles restent trop souvent des êtres qu’on regarde bizarrement, dont on se moque encore, à qui on n’ose pas parler. La société a évolué sur la question de l’inclusion, mais la personne avec un handicap mental est absente des catalogues de mode, des publicités pour un parc d’attraction, etc. De même, l’accès aux lieux publics, aux informations, à tout ce dont nous avons besoin reste compliqué pour celui qui ne sait pas lire, qui a du mal à s’orienter, à raisonner. La route est encore longue. Loin d’un tournant majeur de l’inclusion dans la société, nous sommes davantage dans la possible diminution de l’invisibilité.

  => Pour aller plus loin : Cette histoire et cette confrontation font l’objet d’un article dans le catalogue (Êtes-vous idiots ?) de l’exposition. Publié sous la direction de Laurent Gervereau aux Éditions Nuage vert, l’édition rassemble de nombreuses contributions.

L’image mise-en-avant provient également des fonds du Musée.

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