Histoire du Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant : 1900-1920 (I/II)

Avant même la constitution de la bibliothèque numérique Persée, nous avions commencé il y a presque 20 ans avec Alexandre Klein, Jérémie Rollot, Cristina Clozza au sein de notre UMR CNRS Archives Poincaré, à réunir ce qui devait être un début d’archives Alfred Binet. Puis à la mort des petites-filles Binet, nous avons pu organiser le Centenaire Binet grâce à la famille Binet et à la Bibliothèque nationale de France et déposer un certain nombre d’archives en 2011. Les archives familiales, scientifiques et internationales, notamment la correspondance avec Jean Larguier des Bancels (1876-1961) ont permis d’établir les réseaux et modes de fonctionnement du Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant.

Grâce à Persée, qui permet une mise en réseaux des revues et des auteurs, on comprend encore mieux que le Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant a été central tant dans la naissance de la psychologie que dans ses relations avec les autres disciplines que deviendront les sciences de l’éducation, la psychologie de l’enfant, la psychiatrie et autres neurosciences de la cognition. Ou « Percer / Persée Binet ».

Le Bulletin est en effet désormais en ligne sur Persée, grâce à la bibliothèque Henri Piéron de l’université Paris Cité, la mission Patrimoine et Archives de l’université Paris Cité, la Société Binet-Simon et la revue Recherches & Éducations. L’histoire du Bulletin commence avant même l’arrivée d’Alfred Binet dans cette revue. Depuis sa création en 1899 la revue a changé plusieurs fois de nom : Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant (1899-1911) : Dir. F. Buisson, 1899-1902, A. Binet 1902-1911, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale. Société Alfred Binet (1917-1962) : dir. Th. Simon, 1911-1958, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale Société Alfred Binet-Théodore Simon (1962-1977) : dir. L. Husson (1958-1977), Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale Le Binet Simon (1977-1993), Cahiers Binet Simon, (1993-1998) : dir. G. Avanzini (1977-1998), Cahiers Alfred Binet (1999-2001), Éduquer (2001-2009) sous la direction de B. Andrieu et depuis 2010 Recherches et Éducations. C’est aujourd’hui une revue plurielle, avec un comité international renouvelé, labellisée en 70^e section en Sciences de l’éducation par le CNU et HCERES.

Le fonctionnement de la Société Libre pour l’Étude Psychologique de l’Enfant (SLEPE) a été décidé lors de la conférence pratique de pédagogie¹ dirigée par Ferdinand Buisson (1841-1932), alors titulaire de la chaire de Science de l’Éducation à la Sorbonne (1896-1902). Les auditeurs (élèves-maîtres, étudiants, instituteurs, inspecteurs de l’enseignement et professeurs d’Écoles normales) de cette conférence émirent le souhait de créer une association susceptible de promouvoir l’étude psychologique de l’enfant et d’étudier ses incidences sur la didactique. Ferdinand Buisson, sensible à cette initiative, publie alors un article le 27 mai 1899 dans le Manuel général de l’instruction primaire (dont il est directeur) pour annoncer la réunion préparatoire².

Celle-ci a lieu le 9 juin 1899 au Musée Pédagogique et aboutit à la concrétisation du projet lors de l’Assemblée constitutive tenue le 9 novembre 1899 à la Sorbonne. Le bureau est élu le 23 novembre 1899. Ferdinand (1841-1932) en est le président, Pauline Kergomard (1838-1925), inspectrice générale des écoles maternelles, et Léon Marillier (1862-1901), maître de conférences à l’École des Hautes Études, les vice-présidents.

La mise en réseau des articles fondateurs de la revue rejoint les travaux réalisés par Alexandre Klein et notre équipe pour le WeBinaire Binet en permettant une lecture contextualisée. Car Alfred Binet s’appuie dans cette période au sein du Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant sur un réseau de chercheurs et pionnières de la psychologie et de la pédagogique de l’enfance.

Dès la création en 1900, Ferdinand Buisson précise le double but de la Société à la fois psychologique et pédagogique :

L’idée qui a présidé à la constitution de notre Société n’est pas d’effacer la différence de ces deux méthodes, ni de les confondre en une méthode mixte qui les déprécierait également. Notre ambition est de rapprocher non les études, mais les personnes qui s’y livrent. C’est de mettre en contact, pour leur mutuel profit, le psychologue muni des données d’informations les plus précises, des appareils les plus perfectionnés, des procédés d’expérimentation les plus sûrs, et l’éducateur qui vit avec les enfants, les observe sur le vif et voit se traduire par masses et en gros caractères les infiniment petits laborieusement saisis par l’expérimentation scientifique³».

Le lien avec les laboratoires de psychophysiologie est immédiatement posé comme le moyen d’assurer des expérimentations psychopédagogiques mais aussi de mesurer les facteurs physiologiques.

En 1900, comme l’a établi Serge Nicolas⁴, on se réfère au laboratoire de Benjamin Bourdon (1860-1943) à Rennes qui porte de nouvelles méthodologies et on marque la différence avec les modèles américain⁵ et allemand⁶. La fondation de L’Année psychologique en 1894⁷ a ouvert un nouveau type de revue à la fois synthétique et expérimentale, dans lequel son directeur Alfred Binet et ses collaborateurs développent de nouvelles méthodes autour du « cerveau psychologique⁸».

Étudier l’enfance : le dessin libre

Dès le numéro 1 de 1900, la présence de Marie Fuster, (1868-1942), qui publie 9 articles dans le bulletin entre 1900-1909, membre fondatrice de la Société d’étude psychologique de l’enfant, aux côtés de Ferdinand Buisson et de Pauline Kergomard, confirme l’engagement sur l’étude de l’enfance (aux États-Unis, début des Child Studies) et la nécessité d’une expérimentation directe comme de l’investigation en première personne des « dessins d’enfant, dont l’exposition du Champ de Mars offre une si intéressante collection⁹».

Dans le Bulletin de 1901 une discussion entre Juste Baudrillard (1854- ?), inspecteur primaire de la Seine et Pauline Kergomard, inspectrice générale des écoles maternelles¹⁰, poursuit le débat sur l’exposition américaine et la place du dessin d’enfant qui sera si central dans l’histoire de la psychologie de l’enfant. Marguerite Mouchet (1866-1901) présente sa recherche pour définir les âmes d’enfant à travers le jeu de leur dessin¹¹.

Armand Belot (1851- ?) inspecteur du primaire, qui donnera 29 contributions dans la revue entre 1901-1920, présente en 1901 son expérimentation de dessins libres d’enfants dans une école de filles du II^e arrondissement de Paris, prouvant ainsi le lien entre pédagogique et psychologie dans le milieu scolaire.

L’article de Madame Albert-Mesnard (1854-1931) est important pour fonder le lien entre dessins et développement intellectuel de l’enfant, comme on le retrouvera dans le test de Binet-Simon : l’imagination, la spontanéité, la libre expression…, autant de formes avant l’écriture et même la parole qui apportent une connaissance affective et en première personne : « L’enfant dessine comme en rêve, et son dessin nous révèle sa véritable nature intérieure et ses aspirations ».

Petite fille, 12 ans. Besnard, “Dessins d’enfants“, Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, n°2, 1902. pp. 162-169. Persée.

L’expérimentation psychopédagogique : L’école-laboratoire

Invité par Alfred Binet alors directeur du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne¹², Julien Boitel ( ?- ?) vient présenter sous forme d’une communication la mesure par graphiques de l’émulation des élèves de son école Turgot, fondant ainsi la future psychologie scolaire et l’expérimentation psychopédagogique. De même, Jean Clavière (1869-1932) présente les travaux sur la fatigue intellectuelle¹³ au moyen de mesures faites dans les classes par dynanomètre de la force musculaire dans le droit fil des travaux de Binet¹⁴ au Congrès de psychologie de Paris en 1900.

Le Dr Jean Philippe (1862-1931), auteur en 1894 d’une Introduction à la psychologie expérimentale, avec Alfred Binet, Victor Henri (1872-1940) et Jules Courtier (1860-1938) tous membres du Laboratoire de psychologie de la Sorbonne, poursuit cette étude en 1901.

La présentation du matériel technique par le philosophe norvégien Kristian Birch-Reichenwald Aars (1867-1917), prouve le passage (sinon la confusion) entre la revue et les cahiers de laboratoire publiés¹⁵. Il s’agit en effet d’un compte rendu commandé par Binet, voire du mode d’emploi d’un séismographe dont le but est de « distinguer entre l’application purement scientifique, on pourrait dire pédologique, et l’application pratique, pédagogique ».

Ces analyses du caractère de l’enfant sont confirmées par l’inspecteur Claude Sénéchal ( ?- ?) . Mais L. Douchez, économe à la première Ecole nationale professionnelle de Vierzon, propose autour des rapports entre l’âme et le corps, le suivi corporel, croissance, poids, mesure et respiration des élèves, y compris dans la formation professionnelle, un article pionnier¹⁶. Le Bulletin publie également en 1916 une interrogation d’A. Bourguignon sur l’attitude corporelle de l’élève, la tenue du porte-plume et la croissance du pouce.

Distribution des pouces aux divers âges. Bourguignon A., “La tenue du porte-plume et la croissance du pouce“, Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, n°16, 1916. pp. 67-73. Persée.

L’apport de Jean Larguier des Bancels, collaborateur suisse d’Alfred Binet, consiste seulement en 2 articles en 1901 et 1902 sur la mémorisation dans le Bulletin, pour 135 articles dans l’Année psychologique entre 1898 et 1911. Il est vrai que le psychologue va publier en 1921 son Introduction à la psychologie. L’instinct et l’émotion en le dédiant « à la mémoire d’Alfred Binet¹⁷». Louis Roussel (1876-1952), auteur de 35 articles dans le Bulletin entre 1902 et 1910, étudie la mémoire orthographique à partir d’une expérience pédagogique.
Victor Vaney ouvre en 1905 dans l’école de la Grange aux Belles dont il est le directeur depuis 1902, un terrain de recherche directement liée à la Société et publie dans le Bulletin ses recherches psychopédagogiques :

Le 16 novembre 1905, à l’Assemblée générale de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, M. Binet, annonçait la création d’un laboratoire de pédagogie normale à l’école de la rue Grange aux Belles. M. le Directeur de l’Enseignement primaire, voulut bien nous accorder l’autorisation officielle de disposer des locaux (octobre 1905) et nous fit donner les meubles indispensables (janvier 1906). La Société d’étude psychologique nous dota d’une bascule automatique Le Laboratoire-école pouvait compter sur l’appui éclairé des membres d’un comité de patronage qui réunit rapidement les noms de MM. Bourgeois, Bédorez, Belot, Baudrillart, Boitel, Baguer, Buisson, M Billotey, MM. Charlot, Compayré, Devinat, Lechâtelier, Legendre, Langlois, Lacabe, Mathieu (délégué cantonal), D. Meyer, Malapert, Olivier, Payot, Thamin. Il était assuré de la collaboration dévouée des maitres de l’école, MM. Rousselle, Lalliat, Picard, Flamant, Jourde, Gruyelle et Riquier et des directeurs et directrices, instituteurs et institutrices des écoles voisines : MM. Nespoulous, Rodot, Rousson, Suberbie, Collot; MM. Leborgne, Azaïs, Anfroy, etc .

Le développement physique et intellectuel est étudié à partir de la lecture, de l’acuité. Sont également analysés les aspects sociaux des élèves comme ceux privés de pères ou la manière dont ils se groupent dans une classe, comme si l’anormalité n’était pas seulement physique et mesurable par la physiologie mais aussi dans les relations entre les pairs.

=> Vous découvrirez la partie II de ce billet ici.

L’image mise-en-avant provient de la une du premier numéro du Bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant en ligne ici sur Persée.

1. Avanzini G., 2011, “La Société et ses présidents“, Recherches & Educations, Le centenaire d’Alfred Binet. [↩]
2. Ferdinand Buisson, « Avis aux amis de l’enseignement primaire », Manuel général de l’instruction primaire : journal hebdomadaire des instituteurs, 66e année, tome 35, 1899. p. 225. [↩]
3. Buisson F., 1900, “Quelques mots sur le but de la Société“, Bulletin de la Société libre pour la psychologie de l’enfant, n° 1, p. 1-2, ici p. 1. [↩]
4. Nicolas S., 1998, “Benjamin Bourdon (1860-1943) : fondateur du laboratoire de psychologie et de linguistique expérimentales à l’Université de Rennes (1896)“, L’Année psychologique, 98-2, pp. 271-293. [↩]
5. Andrieu B., 1999, “ L’élimination de la Volkerpsychologie par quatre revues françaises (1876-1917)”, Ed. M. Kail, G. Vermès La psychologie des peuples et ses dérives, Paris, CNDP, 1999, pp. 33-50. [↩]
6. Andrieu B., 1994, “ William James, de la psychologie allemande à la neuropsychologie américaine : déplacements, établissements et écarts ”, Ed. J. Carroy, R. Plas, J.P. Pétard, Y. Brès, La psychologie et ses frontières du XIXe siècle à nos jours, Groupe d’Etudes Pluridisciplinaires d’Histoire de la Psychologie, Paris, 1994, p. 113-126. [↩]
7. Andrieu B., 1994, ” 1894, Causes et conséquences de L’Année Psychologique “, Centenaire de L’année Psychologique, Actes du 13e Congrès de Cheiron-Europe, Paris, p. 7-11. [↩]
8. Andrieu B., 2003, Le laboratoire du cerveau psychologie. Histoire et modèles, Paris, Ed CNRS. [↩]
9. Il s’agit justement d’une exposition américaine. Voir : Franck Beuvier, « Le dessin d’enfant exposé, 1890-1915. Art de l’enfance et essence de l’art », Gradhiva, 9 | 2009. [↩]
10. Jean-Noël Luc, 2023, « Pauline Kergomard et la naissance sinueuse de l’école maternelle française (1881-1921) », Recherches & éducations, Hors-série 1. [↩]
11. Sur Marguerite Mouchet, née Nicot, voir la note 10 de l’article Wikipédia consacré à son mari Gaston Mouchet. [↩]
12. Serge Nicolas, Doriane Gras, Juan Segui, 2011, “Alfred Binet et le laboratoire de Psychologie de la Sorbonne“, L’année psychologique, 2, 11, 291-325. [↩]
13. Andrieu B., 2005, “ La fatigue mentale : Histoire du concept de travail intellectuel ”, Introduction à A. Binet, V. Henri, La Fatigue intellectuelle, Paris, L’harmattan, coll. L’encyclopédie psychologique, p. XIX-LXXI. [↩]
14. Binet A., Henri V., 1898, La fatigue intellectuelle, Paris, L’harmattan Introduction B. Andrieu et S. Nicolas, 2004. [↩]
15. Binet, A., B. H., 1892-1892, Travaux du laboratoire de psychologie physiologique à la Sorbonne (1892-1893), Paris, L’harmattan Ed Serge Nicolas, 2011, Collection Encyclopédie psychologique. [↩]
16. Andrieu B., 2005, « Une phénoménologie matérialiste : Le cerveau du corps de l’âme », Introduction A. Binet, L’Ame et le corps, Paris, L’harmattan, coll. L’Encyclopédie psychologique, p. XLVI-LIX. [↩]
17. Larguier des Bancels J., 1921, Avant propos, Introduction à la psychologie. L’instinct et l’émotion, Paris, Payot, p. 15-16 : « Je m’étais enhardi, dans mon avant propos de 1920, à prévoir la venue d’une psychologie de la conscience. On m’a demandé ce que j’entendais par là. Tout simplement cela vient d’un mot emprunté à Binet dans un de ses derniers écrits, je l’avais employé en ce sens – le retour de la psychologie structurale ». [↩]