L’Anatomie iconoclastique de Gustave-Joseph Witkowski
En juillet 2023, Anaïs Jacques, étudiante à l’École nationale des chartes, effectuait un stage à la BIU Santé Médecine. À l’occasion de cette immersion, lors d’une séance de numérisation, elle a découvert un ouvrage peu habituel. Elle évoque dans ce billet le livre en question et la numérisation spécifique qu’il a demandée. Allons à la rencontre de L’Anatomie iconoclastique de Gustave-Joseph Witkowski (1844-1923), un ouvrage qui nous permet de découvrir le principe du livre animé médical et de réfléchir à la manière dont la numérisation peut s’emparer aujourd’hui de ce type d’objet. |
Gif animé réalisé par Élise Porez, technicienne de numérisation, BIU Santé Médecine.©.
Vous avez dit iconoclastique ? Quand le livre d’images s’anime…
Le terme « iconoclastique » n’est pas à interpréter dans le sens de l’iconoclasme : c’est un mot inventé par l’auteur, fusion entre l’iconologie et le terme « clastique », à savoir qui se démonte, faisant directement référence aux travaux d’anatomie de Louis Auzoux (1797-1880)1.
La série se compose de onze atlas illustrés, publiés entre 1874 et 18882. Ils représentent chacun une partie de l’anatomie humaine – dont la main représentée ci-dessus3. La BIU Santé Médecine conserve des épreuves d’imprimerie et les tirages à part de certains atlas anatomiques qui nous éclairent sur la façon dont les planches ont été conçues. Voir ci-dessous des exemples tirés d’un ensemble de planches attribuées à Léveillé et destinées à un des ouvrages de Witkowski.
- Représentation plan par plan imprimée en sépia.
- Dessins anatomiques et épreuves d’imprimerie. Banque d’images. BIU Santé Médecine.
Ainsi, chaque pièce imprimée est découpée puis collée de façon partielle, dans le but d’en faire une languette mouvante, comme pour les autres livres animés. Witkowski et ses différents éditeurs scientifiques, comme Georges Steinheil et Henry Lauwereyns, repoussent les limites techniques en proposant des coupes anatomiques extrêmement détaillées, grâce à une superposition allant jusqu’à quinze couches. La technique de la chromolithographie, largement utilisée dans l’illustration anatomique au XIXe siècle pour sa précision4 permet une représentation réaliste du corps humain, en couleur.
Ces atlas s’intègrent dans une dynamique de production et de vulgarisation scientifique, si bien que chaque atlas a été réédité plusieurs fois5, notamment en anglais. Divers progrès techniques liés à la Révolution industrielle permettent une publication bien plus large et diffuse de l’information et de la lecture6. La production massive des ouvrages scientifiques permet de réduire les coûts – chaque atlas est vendu huit francs, un prix en baisse, mais qui reste encore peu abordable pour les classes populaires – et ainsi de toucher un nouveau public. La vulgarisation anatomique était en effet l’un des leitmotiv de Witkowski, qui voulait offrir aussi bien aux professionnels qu’aux curieux un ouvrage anatomique compréhensible, grâce à des légendes explicites7. L’auteur a également écrit de nombreux ouvrages autour des anecdotes et des curiosités médicales, qui touchaient inévitablement un large public (voir ici les ouvrages de Witkowski en ligne dans Medica).

Witkowski (Gustave-Joseph) – Dictionnaire biographique international des médecins et chirurgiens, Paris, 1903. Banque d’images de la BIU Santé Médecine.
De la dissection à la vulgarisation
Witkowski n’est pas le seul vulgarisateur scientifique contemporain à avoir recours aux illustrations animées. Achille Comte (1802-1866) avait déjà publié en 1838 une Physiologie pour les collèges et les gens du monde , dans laquelle on trouve des volets pliants – qui n’ont toutefois pas le même degré de précision que les atlas de Witkowski. « L’âge d’or » des planches anatomiques animées semble se mettre en place dans les années 1870, puisque deux autres auteurs, François Germain Lemercier, Gustave Adolphe Kuhff publient également des ouvrages de vulgarisation scientifique avec des illustrations à volets.
La BIU Santé Médecine détient une collection importante de livres animés. Cela peut s’expliquer en partie par l’histoire et la pratique du support, bien plus anciennes que l’on ne pourrait le croire. Ainsi, le premier témoignage du livre animé est un manuscrit astronomique, De sphaera mundi de Joannes de Sacrobosco, datant du XIIIe siècle. Il est le pionnier de nombreux traités sur les sciences, l’astronomie et l’anatomie étant des sujets qui privilégient la forme du livre animé. En effet, les possibilités que proposent les mécanismes de planches découpées permettaient aux anatomistes de représenter le corps humain par strates, à la manière d’une dissection8. Ce procédé existe dès la Renaissance, un des exemples les plus fameux provenant du De humani corporis fabrica d’André Vésale9. Ce dernier propose à son lectorat de découper et d’assembler lui-même un squelette en relief. La BIU Santé Médecine a la chance de posséder plusieurs éditions (voir ici).

Feuillet non découpé du De humani corpori fabrica (édition Bâle, 1555). Medica (BIU Santé Médecine).
Les livres anatomiques animés s’inscrivent dans une réalité bien plus profonde du XIXe siècle, puisqu’on assiste alors à la « grande époque du livre à système10 ». De nombreux livres animés sont publiés dans la littérature jeunesse, genre en pleine expansion, notamment en Angleterre et en Allemagne grâce à de nouveaux systèmes plus complexes11. Le succès est retentissant et pérenne, les livres animés étant encore des supports très populaires chez les enfants.
La production massive de ce type de support nous éclaire quant à sa popularité, et encore aujourd’hui, le livre animé continue d’alimenter notre intérêt et notre curiosité. Mais à l’heure du numérique, l’image s’est animée et les enjeux de l’objet livre évoluent12. Les missions de numérisation des collections, du moins pour les livres animés, s’inscrivent donc dans cette volonté de révolutionner l’accès aux images mouvantes.
Numériser et animer : un travail de dentelle !
Le livre animé, que l’on peut également appeler « livres à système », « livres à transformation » ou « pop-ups » – la nomenclature n’ayant jamais été normalisée –, est un objet qui défie la conception formelle de ce qu’est un livre13. En effet, il permet de représenter grâce à divers procédés et mécanismes, le mouvement et la profondeur. Le principe de la numérisation ne permet pas de représenter des supports en trois dimensions. Cela limite donc fortement le dessein de ce type de livres : montrer ce qu’une simple feuille ne peut représenter14.
Si une photographie peut tenter de rendre compte de la profondeur du document, le mouvement est assez difficile à représenter. La numérisation d’un livre animé sans recourir à un dispositif avancé de captation vidéo requiert un peu d’imagination et d’expérimentation. Les documents doivent être donc numérisés en autant de fois qu’il y a de planches superposées à représenter.

La manipulation de ce type d’ouvrage demande des précautions particulières lors de la numérisation. Cliché d’une numérisation en cours. BIU Santé Médecine.©.
Certains documents sont anciens, fragiles, et disposent de mécanismes complexes, la précaution est donc de rigueur lors de la manipulation et la numérisation.
- Prise de vue brute lors de la numérisation de la “main” de l’ouvrage de Witkowski. Cliché E. Porez.
- Prise de vue brute lors de la numérisation de la “main” de l’ouvrage de Witkowski. Cliché E. Porez.
- Prise de vue brute lors de la numérisation de la “main” de l’ouvrage de Witkowski. Cliché E. Porez.
Une fois la prise de clichés réalisée, les images numérisées sont traitées et assemblées de sorte qu’elles forment une animation, sous format gif. Ainsi, il est possible de proposer aux utilisateurs une meilleure expérience de visualisation numérique, qui témoigne de la singularité du format.
Gifs animés réalisés par Élise Porez, technicienne de numérisation, BIU Santé Médecine.©.
=> Pour aller plus loin, on pourra entre autres consulter :
* sur les livres de médecine animés :
– Sophie Ientile, “Découvrir l’anatomie grâce aux livres animés“, Osler Library of the History of Medicine (Canada), 2017
– J. van Wijland, « Usages des papiers découpés dans l’illustration anatomique des XVIe-XVIIe siècles », WebTV Université de Lille, 2015
– le portail Historical Anatomies on the Web de la National Library of Medicine (Bethesda, Maryland))
* sur Louis Auzoux :
– Gilles Denis et André Dhainaut, “Mise en perspective scientifique et médicale de l’anatomie clastique de Louis Auzoux“, WebTV Université de Lille, 2021
– Véronique Goudinoux et Pauline Schwartz, “Louis Auzoux, valoriser le patrimoine scientifique par la scénographie“, WebTV Université de Lille, 2021
– “Les incroyables modèles du Docteur Auzoux“, en ligne dans le Musée virtuel PHOTO3D de Université de Lille
* sur André Vésale :
– la “Fabrique de Vésale“, Éditions, transcriptions et traductions par Jacqueline Vons et Stéphane Velut, BIU Santé
– la page Vésale de Medica
* sur Gustave-Joseph Witkowski :
Jean-François Hutin, “L’original docteur Gustave-Joseph-Alphonse Witkowski (1844-1923), médecin, journaliste, historien de la médecine, pamphlétaire
misanthrope, vulgarisateur et inventeur”, Medica
* Les “Essentiels BnF” sur la vulgarisation scientifique
L’image mise-en-avant est une prise de vue brute réalisée lors de la numérisation de la “main” de l’ouvrage de Witkowski. (Photographie par Élise Porez, technicienne de numérisation, BIU Santé Médecine.©).
- Sur Louis Auzoux, voir T. Appelboom, L. de Merode, M. Gouriveau, A.-S. Hanse, « Les modèles d’anatomie clastique du Dr Auzoux (1797-1880). Étude, restauration et mise en valeur », Colloque international, Bruxelles, Musée de la Médecine, 14 octobre 2016. [↩]
- C. Cado, « L’Aventure intérieure, une expérience consacrée aux livres ‘ pop-up ‘ », ActuaLitté, 15/01/2020. [↩]
- Le dessin est attribué selon certaines sources à Léveillé, mais plusieurs graveurs portant ce patronyme, nous ne sommes pas actuellement en mesure de donner l’identité exacte de ce monsieur Léveillé. [↩]
- Voir M. Guédron, « Les petites mains de l’anatomie en couleur : à propos du Traité complet de l’anatomie de l’homme de Bourgery et Jacob », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 57, 2018, p. 137-149. [↩]
- Voir C. Garrabet, Les récits de vulgarisation scientifique dans la seconde moitié du XIXe siècle, thèse de doctorat, Champs-sur-Marne, Université Gustave Eiffel, 2022. [↩]
- Voir M. Lyons, Le Triomphe de la lecture. Une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle, Paris, Promodis, 1987. [↩]
- V. Meunier, “Causerie scientifique“, Le Rappel, n° 4540, 15 août 1882. [↩]
- Voir R. Mandressi, Le Regard de l’anatomiste. Dissections et inventions du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003. [↩]
- Voir J. van Wijland, « Usages des papiers découpés dans l’illustration anatomique des XVIe-XVIIe siècles », WebTV Université de Lille – 9 déc. 2015 et A. Carlino, Paper Bodies. Anatomical Fugitive Sheets in the age of printing and dissecting, London, the Wellcome Institute for the History of Medicine, Supplement n. 19 to “Medical History”, 1999. [↩]
- G. Pellachaud, Les livres animés : du papier au numérique, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 54. [↩]
- Idem et L. Basin, “Fold, Flat, Peek, Pull, Pop“, exposition à la J. Willard Marriott Library, 2020. [↩]
- Ibid, p. 115. [↩]
- Voir J. van Wijland, « Usages des papiers découpés dans l’illustration anatomique des XVIe-XVIIe siècles », op. cit. [↩]
- G. Pellachaud, « Livre animé, sculpture de papier : perspectives historiques », Sens public, 2021, p. 1. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anaïs Jacques (23 septembre 2024). L’Anatomie iconoclastique de Gustave-Joseph Witkowski. Panacée. Consulté le 17 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12cb9