Aperçu des « femmes à barbe » dans la littérature médicale (du XVIIIe siècle aux années 1920)

Le film « Rosalie » réalisé en 2024 par Stéphanie di Giusto « chahute les codes et les genres en centrant son récit autour d’une femme à barbe, inspirée de la vie réelle de Clémentine Delait¹». Les femmes présentant une pilosité importante sur le visage font en effet depuis des siècles l’objet d’une curiosité parfois malsaine et voyeuriste. Aux XVIII^e et XIX^e siècles, exhibées comme des « phénomènes de foire », elles étaient livrées aux commentaires souvent dégradants du public. Mais la littérature médicale s’occupait-elle des « femmes à barbe » ? Et si oui, comment les présentait-elle ?

Le terme « femme à barbe » existait -il dans les dictionnaires médicaux ?

Si l’on consulte les dictionnaires médicaux des XVIII^e et XIX^e siècles (voir ici), on ne trouve pas d’articles spécifiquement consacrés aux femmes à barbe. En revanche, l’article barbe de certains de ces dictionnaires médicaux est plein d’enseignements. Tout au long de la période considérée, reviennent le plus souvent ces deux idées :

– la barbe serait un critère de distinction du masculin et synonyme de virilité et de courage (ce critère était parfois repris avec ironie).

– la femme barbue appartiendrait à des groupes définis. Tels dictionnaires les localisaient dans des contrées étrangères, quand d’autres insistaient sur le fait que les femmes ménopausées gagnaient à la fois en sagesse et en poils au menton. L’association stérilité, chasteté et barbe féminine n’était pas rare (voir l’exemple ci-dessous).

 

Le terme « hirsutisme » apparaît dans le Larousse médical illustré de 1924, les recherches sur les troubles endocriniens étant alors récentes. On le trouve la même année dans le Petit dictionnaire de médecine : expressions techniques. Termes médicaux²:

Hirsutisme, m. (hirsutus, garni de longs poils). Anomalie du système pileux chez la femme, caractérisée par de l’hypertrichose à disposition masculine (femme à barbe), qui s’accompagne le plus souvent de virilisme. Elle est fonction de troubles endocriniens d’origine ovarique, associés à d’autres insuffisances endocriniennes (thyroïdienne le plus souvent).

Le terme « barbu » n’avait pas sa place dans ces dictionnaires médicaux. Notons que le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1777 le proposait quant à lui avec un exemple fort intéressant³ :

BARBU , UE. adj. Qui a de la barbe. (Être tout barbu. Cette femme est barbue comme un homme).

On remarquera que les dictionnaires médicaux n’évoquaient pas de remèdes à apporter aux femmes qui auraient souhaité se débarrasser de leur barbe. Il faut se tourner vers des dictionnaires de médecine populaire pour comprendre qu’il était sans doute plus raisonnable de passer sous silence les dangereuses méthodes alors en vogue. Le Dictionnaire de médecine usuelle et domestique de 1869 nous apprend en effet qu’on usait de pommades et pâtes dépilatoires à base de chaux vive, orpiment ou sulfure d’arsenic⁴…

Enfin, il est intéressant d’explorer les explications non médicales grâce à d’autres dictionnaires qui en disent long sur la manière dont la présence ou l’absence de pilosité pouvaient prêter à des suppositions d’ordre varié. Ainsi selon le Dictionnaire français et celto-breton de 1843 :

Le peuple , voyant deux fioles dont le prêtre se sert quand il baptise, s’imagine qu’il y en a une pour chaque sexe et qu’une femme qui a de la barbe a été baptisée avec de l’huile de garçon. C’est par suite d’une semblable erreur commise par le prêtre qu’un homme n’a pas de barbe⁵.

La littérature médicale et le spectacle de la “femme à barbe”

L’expression « femme à barbe » est rare dans la littérature médicale. On la trouve, par exemple, dans un traité de 1741 qui plaint davantage les hommes sans barbe que les femmes avec une pilosité abondante, au prétexte qu’il est plus difficile de faire pousser des poils que de les raser…

Pourtant au début du XX^e siècle des études mettent en avant dans leur titre les « femmes à barbe ». Elles avancent que la barbe serait plus courante chez les femmes aliénées que dans le reste de la population⁶, notamment en raison du diabète⁷. Certes, l’hirsutisme peut en effet découler de troubles endocriniens ayant des répercussions physiologiques et psychologiques, mais un dilemme semble se faire jour chez les médecins : alors même que de manière générale le corps médical, à partir des années 1880, est attentif à montrer plus de compassion envers le handicap, l’expression « femme à barbe » paraît⁸ plus courante dans la presse professionnelle.

Il nous faut passer par un dictionnaire destiné au grand public pour comprendre comment la « femme à barbe » s’est transformée en un « monstre⁹» de foire. Le Grand dictionnaire Larousse nous rappelle que depuis le XVII^e siècle on exhibe ici et là en Europe des « femmes à barbe » comme des sujets de curiosité. Au XIX^e siècle, en France, la femme à barbe devient un thème à la mode à travers une chanson célèbre (une “scie” comme l’on disait alors) de Thérésa en 1865.

La chanson grivoise interprétée par Thérésa mettait en scène une « femme à barbe » à la force herculéenne :

Entrez dans mon établissement.

Vous n’trouverez pas dans toute la foire

Un phénomèn’ plus surprenant

Que c’te barbe qui fait ma gloire.

Vous pouvez toucher —n’craignez rien,

Ça n’vous rest’ra pas dans la main.

Approchez, ce n’est pas des frimes

Et ça n’vous coûte que dix centimes.

Entrez, bonn’s d’enfants et soldats.

Les hommes grêlés ne payeront pas.

C’est pas d’là chair, ça ! c’est du marbre ;

C’est moi que j’suis la femme à barbe¹⁰.

Cette chanson, qui connaît le succès des années durant, avait été précédée d’un récit à succès de Pierre Véron, Le Roman de la femme à barbe (1863). Dans ce récit, la jeune provinciale dont la barbe aurait poussé après avoir éprouvé une grande peur, est présentée à l’Académie de médecine pour obtenir un certificat¹¹. Impuissants à déterminer les causes de cette pilosité, les Académiciens se déchirent…

Édition illustrée de Pierre Véron. Le Roman de la femme à barbe, Paris, 1865. Gallica (BnF).

Édition illustrée de Pierre Véron. Le Roman de la femme à barbe, Paris, 1865. Gallica (BnF).

Le thème de la « femme à barbe » fait alors l’objet de plusieurs romans, de vaudevilles et plus tard de films. La presse y consacre régulièrement des articles auxquels des photographies savamment orchestrées ajoutent au sensationnalisme. C’est le cas par exemple de L’Almanach illustré du Petit Parisien (voir ci-dessous) qui ouvre un article sur les « barbes prodigieuses » avec un cliché très étudié de Clémentine Delait lisant la presse à l’abri de son ombrelle…

=> cliquez sur les flèches de l’image ci-dessous pour feuilleter le journal

La presse médicale connaît un essor important dans les années 1860-1880. À des périodiques exclusivement scientifiques s’ajoutent bientôt des journaux à la recherche d’anecdotes plus ou moins médicales et parfois légères. La « femme à barbe » y trouve donc une place de choix. Citons à titre d’exemple le professeur Laignel-Lavastine qui, après la sérieuse thèse d’un de ses étudiants sur le virilisme pilaire chez la femme¹², publie dans le Paris médical un article plus primesautier, intitulé « femmes à barbe et endocrino-psychiatrie¹³, qui débute par une partie sur l’« intérêt pittoresque des femmes à barbe ». Dix ans plus tôt, un ouvrage de 500 pages avait déjà mis la pilosité à l’honneur. Rédigé par le professeur A.-F. le Double et le docteur François Hossay, Les Velus – Contribution à l’étude des variations par excès du système pileux de l’homme et de leur signification au point de vue de l’anthropologie zoologique (250 dessins et 9 planches) consacrait une cinquantaine de pages aux « femmes à barbe¹⁴ ».

La fascination pour les femmes à barbe ne disparaît pas avec la fin des foires aux « monstres ». Clémentine Delait décide de ne pas subir et de gérer elle-même son image, en montrant à la fois virilité et féminité : elle publie les cartes postales la mettant en scène tantôt dans des poses féminines tantôt masculines selon les canons alors en vigueur dans les années 1900-1930, s’affirme comme une femme coquette et capable de jeter dehors les clients trop ivres de son bar, et rédige le récit de son existence (Les Mémoires de la femme à barbe).

Si la littérature médicale continue d’osciller, jusqu’à aujourd’hui, entre l’analyse très scientifique de l’hirsutisme et une vision plus légère du système pileux, un pan entier de sa réflexion s’est en revanche transformé. Comme le fait remarquer Michal Raz :

Historiquement donc, la gestion sociale et juridique de l’intersexuation ne passait pas par des interventions physiques de normalisation. La médicalisation de l’intersexuation suit le processus plus général de médicalisation des corps dans les sociétés industrialisées, allant vers un contrôle accru de la médecine sur les corps atypiques.

Ainsi, les personnes intersexes sont devenues progressivement des objets de discours et d’actes médicaux¹⁵.

=> Pour aller plus loin :

On pourra écouter en replay :

– “Clémentine Delait : la femme à barbe de Thaon-les-Vosges”, Série “Phénomènes“, 27 octobre 2018, France Culture

– “Pourquoi faire l’histoire des “femmes à barbe” ?”, France Culture, 22 janvier 2024

On pourra entre autres lire : Marina Bellot, “L’étonnante vie de Clémentine Delait, fière femme à barbe“, Retronews, 26 février 2020 et Yannick Thomas, Les femmes à barbe en France (Années 1850-1939) : Une approche genrée, Orthez, Publishroom factory, 2024

L’image mise-en-avant provient du Hanneton du 19 novembre 1865 (Gallica -BnF) dont la une était consacrée au succès de la chanson “la femme à barbe”.

1. Pôle édition de France Inter, « “Rosalie” de Stéphanie di Giusto : Un récit d’amour et d’émancipation qui a conquis le Masque », 15 avril 2024. [↩]
2. Article “hirsutisme“, Petit dictionnaire de médecine : expressions techniques. Termes médicaux par le docteur E. Dabout, … ; préface par le docteur Gustave Roussy, … , 1924. [↩]
3. Article “barbu/ue” du Dictionnaire de l’Académie françoise ,1777. [↩]
4. Article “cosmétiques”, Dictionnaire de médecine usuelle et domestique, 1869. [↩]
5. Article “barbu/e” du Dictionnaire français et celto-breton, 1843. [↩]
6. Voir “Les femmes à barbe“, Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 3, n° 49, 1903. [↩]
7. “Le diabète des femmes à barbe”, Le Concours médical, 1921. [↩]
8. Cette impression peut aussi provenir du fait que la littérature médicale se multiplie à cette période. [↩]
9. Voir Robert Bogdan Robert, “Le commerce des monstres“, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 104, septembre 1994 (le commerce des corps), p. 34-46. [↩]
10. Début de la chanson cité par Le Petit Courrier de Bar-sur-Seine, 20 octobre 1865. Les hommes “grêlés” sont des personnes portant sur leur visage des marques de variole. [↩]
11. Ce certificat pouvait servir à garantir qu’elle était bien une femme si elle désirait se marier, ou si elle voulait s’exhiber dans les foires en tant que “femme à barbe”. Voir Edgar Bérillon, ” Les Femmes à barbe : Étude psychologique et sociologique“, Revue de l’hypnotisme et de la psychologie physiologique, 1904, Tome 19. [↩]
12. Jean Koechlin, Le virilisme pilaire chez la femme, Thèse d’exercice de Médecine, Paris, 1921. [↩]
13. Laignel-Lavastine, « Intérêt pittoresque des femmes à barbe », Paris Médical, 1921. [↩]
14. Les Velus, contribution à l’étude des variations par excès du système pileux de l’homme et de leur signification au point de vue de l’anthropologie zoologique, par A.-F. Le Double et le Dr François Houssay, Paris, Vigot frères, 1912. [↩]
15. Michal Raz, « L’intersexuation dans l’histoire occidentale (le prisme de l’« hermaphrodisme ») », Intersexes. Du pouvoir médical à l’autodétermination, avec la collaboration de PETIT Loé, Paris, Le Cavalier Bleu, 2023, p. 35-50. [↩]

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